Trois questions @ Florent Bussy, auteur du livre "Critique de la raison automobile"
Alors que le mondial de l'automobile ouvre ses portes pour une quinzaine de jours, le blog d'Agir pour l'Environnement accueille Florent Bussy, auteur du livre "Critique de la raison automobile". Il répond nos questions.
QUESTION n°1 / Alors que durant plus de 30 ans, les responsables politiques n'ont eu de cesse d'adapter la ville à la voiture, vous écrivez qu'il faut désormais "penser la voiture au lieu de la subir". Qu'entendez-vous pas là ?
La voiture s’est imposée dans l’imaginaire et dans notre quotidien comme le seul moyen de transport efficace et confortable. Elle a permis de faire de la mobilité une valeur, puisque, bien avant la « démocratisation » des transports en avion, elle a mis à la portée d’une majorité de bourses des déplacements longs, rapides et fréquents. Quand la voiture a commencé à s’imposer, en particulier dans les campagnes, elle servait à se rendre au marché, à la ville, elle avait une fonction utilitaire, une fois par semaine au mieux. Elle permettait de désenclaver les territoires en créant les conditions de leur appropriation. Mais cela se situait encore à l’échelle d’un pays ou d’un département. L’éventuel voyage de vacances n’avait lieu qu’une fois par an.
L’automobile contemporaine a prolongé cette dynamique, mais a considérablement transformé notre rapport à la géographie. Effectivement, la ville et plus généralement les espaces habités ont été adaptés à la voiture, et la mobilité l’a emporté sur les racines. On a créé et on continue de créer des autoroutes qui coûtent des milliards d’euros (comme des lignes de train à grande vitesse) pour favoriser cette mobilité et faire en sorte que plus de gens se déplacent davantage, plus souvent et plus loin.
On ne peut plus se passer de notre voiture, pour des raisons utilitaires (étalement urbain, séparation des zones d’habitation, de travail et de consommation) mais aussi imaginaires. Ne pas être mobile, c’est au même titre que ne pas être joignable, être victime d’un grave handicap réel et symbolique.
« Penser la voiture au lieu de la subir » signifie que, au moment où les conséquences du réchauffement climatiques apparaissent comme devant être catastrophiques, il convient de ne plus être naïf, en faisant comme s’il était possible que tout continue comme avant. La voiture a été au cœur de la société de consommation, on s’en est gavé jusqu’à accepter qu’il y ait 10 000 morts sur les routes par an, que notre environnement soit considérablement dégradé, de s’endetter pour en posséder une. Nous expérimentons aujourd’hui le « retour du refoulé », la gueule de bois, nous percevons que la voiture et les modes de vie qu’elle détermine ne sont pas innocents. Nous pouvons détourner le regard et subir la voiture ou nous pouvons préférer la pensée et prendre notre destin en mains. Des signes positifs existent qui vont dans ce sens, même si le Mondial de l’automobile nous rappelle chaque année qu’aucun changement ne se fera simplement.
QUESTION n°2 // Dans votre ouvrage, vous indiquez que "l'automobile a fait disparaître les lieux au profit d'une uniformité des territoires reliés par les routes". N'y a-t-il pas un côté rassurant, pour l'automobiliste, à quitter un lieu connu pour rejoindre un lieu inconnu mais identique du point de vue de la physionomie ? N'est-ce pas ce qu'on appelle "la globalisation" ?
Je n’ai pas eu pour intention de faire l’éloge de l’enclavement, du retour au passé. La voiture a des bénéfices incontestables. Bien sûr qu’il est rassurant de se sentir, partout où l’on va, en terrain connu. Comment ne pas désirer bénéficier de tous les services d’urgence qui peuvent être partout en quelques minutes et sauver des vies ? Mais l’uniformisation des territoires, la « globalisation » est un projet politique et économique dont l’objectif n’est pas seulement pratique. La prétention à dominer la nature participe du projet capitaliste d’appropriation des richesses naturelles et humaines. Relier tous les points de l’espace (enfin pas tous quand même !) par l’automobile, c’est développer la consommation, c’est intégrer le maximum de personnes à l’appareil productif du « compromis fordiste » (le capitalisme est qualifié ici par l’industrie automobile), c’est éviter le renfermement sur soi et les modèles alternatifs à la mobilité universelle. Le monde paysan a disparu avec l’agriculture, les espaces naturels ont été intégrés dans le tourisme de masse. En faisant disparaître ou en reléguant dans l’ombre l’inconnu ou le mal-connu, l’automobile a contribué à uniformiser nos modes de vie et à nous priver d’une part de notre liberté, au point de nous en faire perdre jusqu’à l’idée : le plaisir de la lenteur, de rythmes de vie permettant d’observer et de se reposer. Il ne s’agit pas là non plus d’idéaliser le passé, chaque époque connaît ses limites et ses aliénations. Mais justement, nous avons les nôtres.
QUESTION n°3 /// L'automobile, tant du point de vue économique que psychologique a acquis une place prédominante dans notre imaginaire collectif ? Est-il possible de la remettre à sa place, de la critiquer en tant que simple outil de mobilité ?
Nous voyons que nous ne sommes guère maîtres de notre vie à l’échelon individuel. « Remettre à sa place l’automobile », c’est un projet politique. C’est la conscience des gains d’une sortie partielle de l’automobile, couplée à l’expérience des coûts de toute nature de la « civilisation automobile », qui nous permettra de nous en libérer ou du moins de ne plus en être esclave. Comme pour d’autres objets de consommation courante (télévision, téléphone portable), l’usage a cédé rapidement la place à la dépendance. On ne conduit plus aujourd’hui seulement pour des raisons utilitaires, mais pour conduire, pour se déplacer et ne pas rester en place. Il est difficile de se libérer d’une dépendance, mais il convient, et c’est le rôle d’une démocratie, de choisir collectivement. Le calcul des coûts et des bénéfices devrait rendre possible de faire reculer le « tout automobile ». Même si nous n’en sommes qu’au balbutiement, s’impose progressivement auprès de beaucoup de gens, et pas seulement dans les quartiers bo-bos des centres villes gentrifiés, l’idée que l’automobile contribue à dégrader nos vies.